vendredi 12 mars 2010

BEAUTY

"Je sors, tu as besoin de quelque chose ?"

Martha me sourit en me présentant l'ardoise et je me contente de secouer la tête.

Depuis mon accident, je ne parle plus : ce n'est pas dû au choc, ni à quoi que ce soit de post-traumatique, c'est une simple décision. Comme mon corps m'a condamné à n'écouter que le silence, comme il m'a privé de musique, de conversations, de bruit de rire, des murmures, alors j'ai imposé au reste du monde le même traitement.

Les médecins ont inscrit sur ma fiche un "impact psychologique à posteriori de la surdité". Le dossier - que j'ai à peine regardé- indiquait surtout les dommages comme irréversibles, le cerveau a été touché après que ma voiture ait traversé la glissière de sécurité pour s'écraser dans le ravin en contrebas. Donc, pas de petit appareil miracle pour moi, plus d'alternative, juste le cul-de-sac.

Ho, ça pourrait être drôle de voir les autres comme des pantomimes éternels, si la surdité n'avait pas tout du sixième sens : sans leurs paroles pour abuser et tromper, les pensées des gens sont limpides comme du cristal. Elles transpirent dans la moue de leur bouche, s'esquisse dans la pose qu'ils prennent, se devine, comme un point d'encre dans un visage d'une immaculée neutralité, dans le regard.

Je devine l'ennui de Martha, le poids que je suis devenu pour elle, qui m'écorchait les oreilles de son amour fou avant que je ne devienne impotent...plus claire encore la pitié de mon père, si fier de moi auparavant. Sans surprise, enfin, le mépris de ma soeur...

Voilà tout ce qu'ils pensent de moi, exposé triomphalement sur le miroir sans teint du silence, ce royaume dont je n'ai pas voulu.

"Tu conduisais comme un con, ça devait arriver. Tu aurais pu tuer quelqu'un !"

Les premiers mots de ma soeur étaient griffonnés sur une lettre qu'elle m'avait envoyé le lendemain de mon hospitalisation. C'était la première fois que je prenais le temps d'examiner le papier et la forme de l'écriture. J'imaginais Charline, folle de colère, sous le choc, qui écrivait sur une feuille arrachée de son bloc-note et signait comme une griffure, sans même se relire. A bien y regarder, l'encre avait presque traversé le papier à cet endroit-là.
Tu ne t'aimes pas, petite soeur, c'est pour ça que tu adores me détester, Il m'a seulement fallu un monde sans bruit pour le comprendre.

Martha sort et je me déplace jusqu'au sofa où j'allume la télé. Les seuls programmes sous-titrés sont les documentaires sur la sidérurgie ou bien les films universels, ceux que chacun peut vous réciter par coeur même en les ayant vu une seule fois. Mais ce que je regarde n'en a pas besoin : aucun traducteur ne saurait de toute manière sous-titrer le chant.

Avant l'accident, je ne suivais guère l'actualité musicale, je ne t'ai donc jamais entendue...trop pris par mon travail, je ne prêtais aucune attention aux talents neufs, me bornant à une simple musique de fond quand j'avais besoin de me détendre.
Je ne t'ai jamais entendue...et ne le pourrais plus jamais. Mais j'ai appris...

A percevoir le tremblement de tes lèvres quand tu commences à chanter.

A deviner dans la légère vibration de ta gorge ta voix qui monte.

A comprendre et à saisir toute l'émotion des couplets, dans la façon dont tes yeux brillent alors que tu les lèves vers ton public - vers moi. Tes mains qui attrapent le micro comme s'il te brûlait les doigts...et ce sourire léger ombrant ta bouche rouge lorsque tu as terminé et que tu inclines la tête pour saluer...

Sans aucun doute, le silence te rend plus belle. MON silence, mon royaume où tu ne mettras jamais les pieds, celui où personne ne trompe. Pourquoi la colère m'étreint la gorge chaque fois que le programme se termine ? Peut-être est-ce de te voir tourner le dos à la caméra puis disparaître du champ dans un bruissement que je ne peux que supposer.

***

"Il y a du monde ce soir ?"

Silvio sourit en la regardant apposer son maquillage en tirant la langue. Gena est un vrai garçon manqué, devoir se maquille pour la scène relève pour elle de l'absurdité. Mais même si elle a des yeux qui pétillent et une bouche faite pour croquer à belles dents et pour rire, sous les projecteurs blafards, la peinture est indispensable, tout comme le vernis.

Elle n'aime pas ce cabaret, où elle chante, elle préfère la scène, elle aime le murmure qui monte des sièges, en symbiose avec son chant.

Et surtout, surtout elle en a plein le dos de chanter pour les morts : Piaf, les beatles, Michael jackson, tout y est passé, les vieux tubes dépoussiérés jusqu'à sentir la javel, elle n'en peut plus. Elle veut pouvoir crier ses paroles, ses compositions. Par ce qu'en plus d'être mignonne, Gena a le mot bon : pas transcendant mais piquant comme elle, de ceux qu'on aime fredonner simplement pour avoir le coeur comme une bulle de savon.

Oui c'est exactement ça, Gena : aucun chichi, aucune contrefaçon, juste aimer un peu la vie et s'amuser à la chanter. Elle ne se tordra pas les mains en voyant apparaître son premier cheveux blanc, elle ne le teindra pas et quand on aura cessé de l'écouter chanter, elle le fera encore pour ceux qu'elle aime,tout simplement.

Comme Silvio, qui la prend par la taille pour l'embrasser sur le front. Ils ont beau avoir le même âge, il a parfois l'impression d'être un grand frère incestueux avec elle : à l'heure où on vous parle de passion et de sexe, préférer la complicité avec la femme de sa vie, ça peut paraître un peu naïf ou carrément pervers. Mais Gena elle s'en fout, elle le dit et elle le répète à tous ceux qui veulent la conseiller.

"Les gens qui ouvrent la bouche et veulent que vous fermiez la vôtre par ce que leur parole vaut mieux ne vous voudront jamais du bien." Comme elle dit si bien.

Elle finit de nouer ses cheveux noirs, qu'elle a peigné de manière éclair, histoire de ne pas être trop hirsute et vérifie qu'elle n'a pas raté son coup en appliquant le rouge à lèvres avant de sortir de sa petite loge pour remonter le long couloir qui la mène dans la salle du café-théâtre.

Ce soir après "imagine all the people" et "Cry me a river", elle a décidé de se lancer avec une de ses chansons, pour savoir...pour voir...Une plongée dans l'eau froide après être restée à température ambiante, en quelque sorte.

Alors qu'elle approche du petit escalier, elle remarque que quelqu'un semble attendre...bizarre, pourtant personne ne passe sur scène, c'est toujours elle qui fait la première partie du spectacle en semaine.

"Monsieur ?"

L'homme est assis sur les marches et semble perdu sans ses pensées. Intriguée, elle s'approche et lui touche légèrement le bras, de ses ongles vernis tachetés d'étoiles blanches.

"Monsieur, est-ce que ça va ?"

C'est par ce qu'elle se penche davantage qu'elle ne voit pas luire l'arme. Et qu'elle ne comprend pas quand l'homme la frappe à la gorge, d'un coup sec, ouvrant une ligne rubis sur sa peau claire.

***

Ils m'ont emmené. Et je n'ai pas résisté...J'ai simplement gardé serré dans mon poing le ruban qu'elle portait autour du coup et que j'ai coupé dans le mouvement. Une belle coupure, nette, parfaite. Même la tache de sang sur le ruban blanc est parfaite, légèrement arrondie, une pointe de couleur hermès sur le tissu soyeux.
Autour de moi, les pantomimes s'agitent, m'apostrophent.

Et je me contente de leur sourire.

Le silence les rend tous plus beaux.

Elle, surtout...maintenant qu'elle est entrée avec moi derrière le miroir. Elle qui ne me tournera plus jamais le dos.